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25.06.2015
Prise de parole

La laïcité et le sport : entretien avec André Comte-Sponville

Qu’est-ce que la laïcité ?
 
Disons d’abord ce qu’elle n’est pas ! La laïcité n’est ni l’athéisme ni l’irréligion, encore moins une religion de plus. Elle n’est pas une croyance, ni une incroyance, mais une volonté : celle de vivre ensemble, pacifiquement et librement, quelle que soit la religion ou l’irréligion des uns et des autres. Cela suppose une loi commune, qui ne soit pas celle de Dieu – puisque tous n’y croient pas, ni tous les croyants au même – mais celle du peuple souverain. C’est en quoi démocratie et laïcité vont ensemble. Si le peuple est souverain, il est exclu que Dieu, politiquement, le soit. Cela n’empêche évidemment pas les individus de pratiquer librement leur religion, s’ils en ont une, ou plutôt c’est ce qui leur en garantit le droit. Un État laïque, parce qu’il n’a pas de religion, n’en impose ni n’en interdit aucune. Il reconnaît la liberté de culte, comme le droit de les récuser tous. Il protège la liberté d’opinion et d’expression, dans les seules limites prévues par la loi. Il n’est pas contre les religions ; il est indépendant vis-à-vis d’elles, comme elles le sont vis-à-vis de lui. Tel est le sens, dans notre pays, de la loi de 1905, qui opère la séparation des Églises et de l’État. L’Église catholique, qui s’y était d’abord vivement opposée, a fini par s’y rallier, comme aujourd’hui la plupart de nos institutions religieuses. C’est une grande victoire pour les laïques, sans être pour autant une défaite pour aucun démocrate. Il est peu de lois, en France, qui fasse l’objet d’un tel consensus, et c’est tant mieux. Loi de tolérance et de paix. La laïcité n’est pas le contraire de la religion. Elle est le contraire, indissociablement, de la théocratie (qui voudrait soumettre l’État à une religion), du totalitarisme (qui voudrait soumettre les consciences à l’État), et du fanatisme (qui voudrait s’imposer par la violence). Trois raisons de la protéger, comme la prunelle de nos yeux !
 
 
Et dans le sport ?
 
La réponse minimale est la suivante : le sport fait partie de la société ; il doit donc respecter ses lois. Mais qui ne voit que le monde sportif peut et doit aller au-delà ? Le sport, quoi qu’on en ait dit, n’est pas une religion (les prétendus « dieux du stade », s’il fallait prendre l’expression au sérieux, ne seraient que des idoles, aussi trompeuses que toutes). Un stade n’est pas une Église, ni une mosquée, ni une synagogue, ni un temple. Une compétition n’est pas une messe. Seule l’humanité s’y donne à voir, à contempler, à admirer. Communion ? Confrontation ? L’une et l’autre, mais tout humaines, et quelles que soient bien sûr la religion ou l’irréligion des compétiteurs ou spectateurs. C’est en quoi les valeurs du sport, à les considérer en elles-mêmes, sont essentiellement laïques ou – cela revient au même – humanistes. C’est vrai en particulier de celles que le Fondaction du football entend promouvoir : passion, respect, engagement, tolérance, solidarité… Le sport n’est pas seulement un divertissement ; il a aussi des vertus éducatives, intégratives et citoyennes. La compétition et l’égalité peuvent et doivent aller ensemble (il faut que tous aient les mêmes droits, pour que le meilleur gagne), comme l’émulation et la fraternité. École de vie et de citoyenneté, spécialement pour les plus jeunes. « Celui qui croit au ciel, celui qui n’y croit pas », comme disait Aragon, sur un terrain de foot ont les mêmes droits, les mêmes devoirs, comme les citoyens dans la Cité. Comment les laïques pourraient-ils ne pas s’intéresser au sport, au moins dans sa fonction sociétale ? Comment les sportifs pourraient-ils s’exempter de la laïcité ?
 
 
Faut-il réglementer, voire interdire, l’expression des convictions religieuses dans le sport, par exemple lors d’un match de football ?
 

C’est un monde que je connais mal. Mais il me semble qu’il ne faut réglementer qu’avec modération, sans multiplier indéfiniment les interdits. Prenons l’exemple de l’école : que la loi interdise le port de tenues ou de signes « par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », cela ne me choque pas. Qu’on interdise la burqa dans les classes, c’est la moindre des choses. S’agissant du voile (le hijab, qui laisse le visage apparent), j’étais plus réservé ou plus hésitant ; mais je constate que la loi, votée en 2004, eut plutôt des effets positifs. Dont acte. Par contre, quand je vois que certains, maintenant, veulent interdire les jupes longues sous prétextes que des collégiennes ou lycéennes s’en servent pour manifester leur foi musulmane, je m’inquiète ! Si on interdit les jupes trop courtes (au nom de la pudeur) et trop longues (au nom de la laïcité), cela veut dire qu’il faudra indiquer, au centimètre près, les longueurs limites, par en haut ou par en bas, qui sont jugées acceptables… Je crains qu’on tombe vite dans le ridicule ou la persécution ! Va-t-on interdire les jupes plissées bleu-marine, parce qu’elles sont fort appréciées – pour des raisons qui touchent à la religion plus qu’à l’esthétique – par les jeunes catholiques les plus conservatrices, ou par leurs parents ?

 
Cela ne me semble guère différent dans le sport. Qu’un footballeur fasse un signe de croix ou dirige les paumes de ses mains vers le ciel avant d’entrer sur un stade ou de tirer un penalty, je ne vois guère qui cela peut gêner. S’il passait cinq minutes à genoux ou prosterné vers la Mecque, ce serait bien sûr différent ! Même chose sous les douches. Si un joueur veut garder son slip, faut-il le lui interdire ? Au nom de quoi ? Au nom de la laïcité ? Mais en quoi est-elle violée par un comportement individuel, si celui qui en prend l’initiative ne prétend pas obliger les autres à faire de même ? Bref, laissons une part au bon sens de tous, à leur tolérance, et à la libre appréciation des responsables !
 
 
Cela ne risque-t-il pas d’instaurer un flou artistique, source de problèmes ou de conflits ?
 
Le flou fait partie de la vie, et vaut mieux, bien souvent, qu’une netteté maniaque ou obsessionnelle, qu’elle soit juridique ou idéologique ! Vous connaissez le principe des dictatures : « Tout ce qui n’est pas interdit est strictement obligatoire ; tout ce qui n’est pas obligatoire est strictement interdit. » Dans une démocratie libérale et laïque, c’est l’inverse : certains actes sont interdits, d’autres sont obligatoires, mais la plupart ne sont ni l’un ni l’autre, et c’est tant mieux !
 
J’ajouterai autre chose, qui me paraît décisif et est souvent mal perçu. La laïcité vaut pour les institutions, ou pour certaines d’entre elles, beaucoup plus que pour les individus. Lorsqu’un individu se dit laïque, cela veut dire, en bon français, qu’il ne fait partie d’aucun clergé (ce qui est le cas de la quasi-totalité d’entre nous) ou qu’il est favorable à la laïcité (ce qui est le cas de la plupart de nos concitoyens, croyants ou non). Mais ce n’est pas en ce sens qu’on parle de la laïcité de l’État ou de l’École ! Ce qui est en jeu, lorsqu’il s’agit d’un groupe ou d’une institution, c’est son indépendance et sa neutralité par rapport à tout courant spirituel ou métaphysique, quel qu’il soit. Une collectivité laïque n’est ni religieuse ni athée. Elle n’est pas seulement indépendante de toute Église : elle n’a ni religion ni irréligion ; elle est métaphysiquement neutre. Ce n’est pas le cas de la plupart des individus qui la composent, et c’est très bien ainsi. Par exemple, pour ce qui me concerne, je ne suis pas du tout neutre, sur ces questions. J’ai une métaphysique bien nette, bien tranchée : je suis athée. Au nom de quoi prétendrait-on m’interdire de manifester, y compris dans mon comportement, mes convictions irréligieuses ? Ce serait un contresens sur la laïcité ! Celle-ci protège la liberté de croyance et d’incroyance, de culte comme de blasphème ; elle ne saurait leur interdire de se manifester ! Par exemple l’école est laïque, gratuite et obligatoire. Mais moi, comme individu, je n’ai pas à l’être. Je ne suis pas obligatoire (nul n’est tenu de lire mes livres), je ne suis pas toujours gratuit (il faut bien que je gagne ma vie), et je ne suis nullement laïque au sens de la neutralité (je suis athée, matérialiste, rationaliste, humaniste…). Qui oserait prétendre, au nom de la laïcité, m’interdire d’exprimer mes opinions ? « Je hais tous les dieux », disait le Prométhée d’Eschyle. Faudrait-il condamner Eschyle pour violation de la laïcité ? Faudrait-il, pour la même raison (mais inversée), interdire les pièces religieuses de Racine ou de Claudel ? Évidemment pas ! A l’école, c’est bien sûr différent, parce qu’il faut protéger les enfants et les adolescents de toute pression, de tout embrigadement, qu’il soit religieux ou politique. La même raison vaut pour une équipe de foot, dans les mêmes tranches d’âge. Les formateurs doivent donc y veiller : la laïcité fait partie des valeurs qu’ils doivent défendre et promouvoir. Mais comme école de tolérance, pas comme outil de répression ou de discrimination ! Il est de la responsabilité des éducateurs de veiller à ce que les enfants et les adolescents ne soient l’objet d’aucune pression, d’aucun prosélytisme idéologique ou religieux. C’est un enjeu essentiel de la laïcité : préserver la neutralité du groupe, mais pour protéger la liberté des individus, pas pour l’abolir !
 
Ne confondons pas la laïcité et la haine de la religion, encore moins de telle religion en particulier. Car il faut bien le constater : certains, aujourd’hui, veulent faire de la laïcité une arme contre l’islam. C’est un contresens. Dès lors que l’État est neutre, en matière de métaphysique, il n’a aucun avis sur la religion en général, ni sur l’islam en particulier.
 
 
Cela pose la question de l’islamophobie…
 
La notion est piégée à force d’être équivoque. Si l’on entend par « islamophobie » la haine ou le mépris des musulmans, ce n’est qu’une forme de racisme, aussi haïssable qu’elles le sont toutes. Mais si on entend par « islamophobie » le refus ou la peur de l’islam (c’est le sens étymologique du mot), ce n’est qu’une position idéologique comme une autre, qu’un État laïque ne saurait ni imposer ni interdire. On a le droit, dans notre pays, d’être antifasciste, anticommuniste ou antilibéral. Pourquoi n’aurait-on pas le droit de s’opposer pareillement au christianisme (c’était le cas de Nietzsche), au judaïsme ou à l’islam ? Comme position individuelle, ce n’est nullement condamnable. Mais ce le serait, évidemment, pour toute institution laïque, par exemple scolaire ou sportive. Un footballeur a bien le droit de préférer telle religion à telle autre, comme il a le droit de les refuser toutes. Mais un club de foot n’est pas un individu : il doit respecter et protéger la liberté de ses membres, surtout lorsqu’ils sont jeunes, et pour cela s’interdire toute prise de position religieuse ou irréligieuse.
 
Je ne doute pas que cela puisse, dans le concret du stade ou du vestiaire, s’avérer parfois difficile, compliqué, « flou », comme vous disiez. Quelques règles devront sans doute être édictées, précisées ou rappelées. Mais en laissant une marge d’appréciation aux formateurs et aux responsables, donc en comptant sur le bon sens et la tolérance de tous, plutôt qu’en multipliant indéfiniment les interdits et les sanctions. La laïcité est là pour protéger nos libertés, pas pour les restreindre !
 
 
Propos recueillis par Nathalie Boy de la Tour et Patrick Braouezec

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